Circulation des personnes et des savoirs dans un contexte international

Bilan historiographique

Les réticences qui ont accueilli les travaux issus de ce que l’on a appelé la « new musicology » peuvent être considérées comme révélatrices. Il n’est pas anodin que les travaux francophones consacrés à ce vaste champ apparu au début des années 1990 soient assez rares, ni que l’un des seuls exposés favorables à ce courant soit l’œuvre d’un musicologue québécois (Goldman 2010), tandis que les deux publications françaises qui lui sont explicitement consacrées se montrent critiques, voire sévères (Imberty 2001, Grabócz et Solomos 2010). Par ailleurs, l’étude de la place et de la perception des musicologies francophones dans le contexte international demeure un champ de recherche à ouvrir.

Cela est particulièrement vrai des musicologies francophones de l’« Orient musical » — expression prise au sens large et symbolique que lui a conféré Jean During (During 1994) —, qui rassemblent les travaux des musicologues orientalistes francophones, ceux des ethnomusicologues francophones et ceux des musicologues francophones autochtones, notamment, ceux du Liban, de Tunisie, d’Algérie, d’Égypte (Al-Shawan Castelo-Branco 1987, Lagrange 1996) et d’Iran (During 2010[1]). La majorité de ces derniers adopte une démarche musicologique historique et analytique, conforme à la tradition musicologique francophone, mais aussi proche de son homologue germanique, imprégnée de philologie et d’analyse historiquement contextualisée. L’une des premières cellules de synthèse de ces voies est représentée précisément par l’équipe de théoriciens et musicographes francophones et arabophones levantins et tunisiens qu’a rassemblé autour de lui, à Tunis, le baron Rodolphe d’Erlanger dans les années 1920-1930. Quant à l’événement institutionnel fondateur de cette musicologie francophone de l’Orient musical, il est représenté symboliquement par la tenue du premier congrès de musique arabe au Caire en 1932, où se sont confrontés des chercheurs occidentaux orientalistes et les précurseurs de l’ethnomusicologie que sont les musicologues comparatistes de l’école de Berlin, avec des théoriciens de plusieurs pays arabes. De ce bouillon de culture sont issues des réflexions qui ont abouti à la formulation de théories musicales arabophones nouvelles, aux côtés de publications francophones orientalistes, comme la somme musicographique réalisée par l’équipe du baron, qui a pris la forme des six volumes intitulés La musique arabe (Erlanger 1930-1959). Il faut cependant attendre les années 1970 pour voir l’avènement d’une vraie musicologie francophone de l’Orient, assumée par des ressortissants de ces pays ayant étudié en France. Il s’agit d’abord du Père Louis Hage (Hage 1971 et 1999), qui a hérité de la tradition musicologique eccléisiastique occidentale représentée par les moines de Solesmes et par Solange Corbin, et par des recherches musicologiques orientalistes (notamment, celles d’autres moines francophones qui ont travaillé sur les traditions du Levant, comme Miā’īl Maššāqa, éd. L. de Ronzevalle en 1899, Maurice Collangettes en 1904, Jean Parisot en 1999), pour fonder une véritable musicologie du chant liturgique maronite libanais. Il s’agit ensuite de Mahmoud Guettat qui s’est trouvé à la croisée des enseignements sorbonnards de Jacques Chailley et de Tran Van Khé pour élaborer une véritable musicologie francophone des traditions tunisennes et maghrébines, nourrie de musicologie historique, du legs du baron Erlanger et d’ethnomusicologie analytique (Guettat 1980). Ces deux figures ont ensuite fondé au Liban (Hage) et en Tunisie (Guettat) des structures d’enseignement musicologique universitaire bilingue francophone et arabophone, qui ont constitué des pépinières pour les musicologues libanais et tunisiens d’aujourd’hui.

Objectifs de l’axe

Le projet entend mettre en perspective l’évolution des musicologies francophones dans un contexte global en prenant en compte la dynamique qui s’établit dans un premier temps entre musicologie francophone et germanique puis, dans un second temps, entre musicologie francophone et musicologie anglophone. On s’interrogera sur les divers positionnements des recherches menées dans l’espace francophone vis-à-vis des productions anglo-américaines des dernières décennies, sur la circulation des savoirs (notamment par le biais des traductions) mais également, pour la période récente, sur l’impact des migrations économiques au sein de l’espace académique, depuis et vers les espaces francophones.

Un élargissement de la réflexion s’appuiera sur un dialogue soutenu avec des chercheurs évoluant hors de l’espace francophone susceptibles d’apporter des éclairages complémentaires : en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni et en Amérique du Nord.

Le positionnement vis-à-vis de la musicologie en langue anglaise

La musicologie anglo-états-unienne apparaît souvent aujourd’hui comme promouvant un modèle épistémologique vis-à-vis duquel il est nécessaire de se positionner. Celui-ci peut être perçu tantôt comme source d’innovations stimulantes, tantôt comme un contre-modèle. Les différences entre pratiques musicologiques francophones et anglophones sont souvent analysées en termes de “retards perpétuels” à combler ou en tant que différences irréductibles contre lesquelles définir sa propre “ identité” musicologique.

Il conviendra de se demander quels facteurs institutionnels, politiques, linguistiques, générationnels ou autres sont à l’œuvre dans ces différents positionnements épistémologiques. En effet, l’hégémonie anglophone dans notre discipline est indéniable et s’explique par plusieurs raisons : financement des universités, grande population, l’anglais-comme-esperanto, curriculum proposés aux étudiants, parcours professionnels, les principes régnants sur le “marché” des idées, etc. Il s’agira de faire un état des lieux sur la question afin d’identifier les angles morts et les résistances, les espaces extra-disciplinaires opérant comme des zones tampon et permettant l’introduction de nouvelles thématiques (par exemple, la sociologie pour le rap et les études de genre) mais également les innovations et nouvelles orientations propres à l’espace musicologique francophone qui peuvent parfois manquer de visibilité. Les phénomènes d’aller-retour transatlantiques propres au dialogue intellectuel entre pays francophone et d’Amérique du Nord seront également pris en compte. En effet, on peut souligner l’ironie d’une situation qui veut que des méthodologies largement pratiquées dans l’espace anglo-américain se fondent sur les travaux de penseurs français comme Foucault, Barthes, Beauvoir, Cixous ou Derrida. Cette situation n’est pas sans susciter des questionnements, notamment concernant la résistance des musicologues francophones à employer ces méthodologies.

Le français et le plurilinguisme

Partant de l’existence d’une diversité des pratiques au sein de l’espace musicologique francophone, il s’agira de mener une réflexion sur la circulation des savoirs, des idées et des personnes, une circulation favorisée, de fait, par l’usage d’une langue commune d’enseignement et de production de connaissances, le français. Le français musicologique devra lui-même être objet d’investigation, envisagé dans sa variabilité lexicale et replacé dans son évolution. Cette question constituera donc un thème fédérateur du projet. La mobilisation de ce réseau permettra d’établir avec plus d’efficacité des comparaisons entre le cas français et la situation de la Belgique et du Canada, mais aussi celle des pays arabes francophones, tous beaucoup plus exposés au plurilinguisme.

Ce faisant, il conviendra aussi de ne pas perpétuer une conception insulaire de l’espace musicologique francophone, mais au contraire d’analyser sa plus ou moins grande porosité aux productions musicologiques non francophones. Il s’agit là d’un point crucial dans la mesure où, à l’exception de la France, tous les pays impliqués dans le GDRI sont plurilingues. Les enjeux linguistiques et politiques diffèrent considérablement selon que l’on se situe dans un contexte de résistance à l’hégémonie anglophone (Québec) ou dans un contexte colonial puis post-colonial (Algérie, Tunisie, Liban) dans lequel le français peut être perçu, au contraire, comme le véhicule d’une politique impérialiste et son usage être source de tension.

Il convient ainsi de noter l’existence d’une tradition musicologique apparue, au cours du dernier tiers du xxe siècle, dans les pays arabes francophones, essentiellement le Liban et la Tunisie. Il s’agit d’une musicologie francophone de « l’Orient musical » (pris dans un sens large) qu’élaborent des chercheurs de ces pays et qui traite des traditions musicales monodiques modales anciennes et/ou vivantes de ces territoires, dans la foulée de la décolonisation. Aussi cette musicologie s’inscrit-elle partiellement dans le sillage de deux traditions de recherche issues de phénomènes de colonisation/décolonisation, la musicologie orientaliste et l’ethnomusicologie, tout en tentant de renouer avec les traditions musicologiques (avant la lettre) autochtones médiévales. L’un des événements précurseurs de cette musicologie francophone est le Congrès de musique arabe tenu au Caire en 1932. Les travaux de ce colloque, de même que leur recueil publié, ont employé conjointement deux langues scientifiques : l’arabe et le français. Partant du double héritage laissé par le Père Louis Hage et par Mahmoud Guettat, les musicologues libanais (notamment Nidaa Abou Mrad et ses collègues de l’Université Antonine) et tunisiens d’aujourd’hui se considèrent généralement praticiens d’une musicologie générale (proche de celle prônée par Jean-Jacques Nattiez et François Picard) qui va au-delà des cloisonnements épistémologiques et culturels antérieurs, en mettant l’accent sur une musicologie analytique (sous l’influence de Nicolas Meeùs), complétée par une anthropologie analytique des traditions de l’Orient musical (selon le modèle proposé par Jean During) et plusieurs approches ethnomusicologiques (celles de François Picard et de Jean Lambert) et sociohistoriques (notamment, celle de Frédéric Lagrange).

En second lieu, à l’instar de l’ensemble des sciences humaines, le plurilinguisme qui, jusque tout récemment, avait caractérisé les colloques et les publications internationales tend aujourd’hui à disparaître au profit de l’anglais, beaucoup de chercheur.e.s francophones communiquant et publiant désormais dans cette langue. Ce constat dépasse largement la simple question linguistique, les publications des grandes presses anglophones étant parfois bien plus visibles au sein de l’espace francophone que certains ouvrages en français édités par des presses à la diffusion plus modeste. Cela explique pour une part pourquoi les mutations profondes de la musicologie états-unienne des trente dernières années ont eu une emprise croissante sur la discipline, tant dans l’espace francophone qu’à un niveau global.

Circulation des personnes et des savoirs

La question des circulations des musicologues d’un pays à l’autre de l’espace francophone constitue actuellement un angle mort bibliographique. Dans la perspective de questionner ce qui pourrait apparaître comme un présupposé, les études touchant à l’ouverture des musicologies francophones à l’international seront l’occasion de se demander si les relations avec les autres espaces francophones sont privilégiées par rapport aux liens avec les musicologies anglophones, italophones ou germanophones.

Le projet de GDRI sera aussi l’occasion d’établir une cartographie de la circulation des savoirs et des personnes avec d’autres zones géographiques. Historiquement, les musicologies française et francophones se sont constituées en relation et — parfois — en opposition avec l’Allemagne. Pour des raisons principalement linguistiques et du fait de l’hégémonie croissante de la musicologie anglophone, les points de contact entre musicologies francophone et germanophone ont eu tendance à se réduire considérablement depuis les dernières décennies. Qu’en est-il des autres pays européens, notamment ceux qui possèdent d’anciennes traditions musicologiques tels l’Italie, les Pays-Bas ou l’Espagne, ou de plus récentes telles la Bulgarie, la Croatie, la Grèce, mais aussi les pays d’Europe centrale tels que la Pologne ou la République tchèque ? De plus, depuis les années 2000, on assiste à une globalisation progressive des échanges scientifiques, résultant souvent de migrations individuelles de travail ou de formation, depuis et vers l’Amérique latine (Argentine, Brésil et Mexique, notamment) et, plus récemment, depuis l’Asie (Chine et Corée du Sud). Quel est l’impact de ces « transferts culturels vécus », pour reprendre l’expression d’Annegret Fauser (Contreras et Rieu 2013), sur les pratiques de l’espace francophone ?

[1] Il existe une véritable littérature musicologique francophone élaborée par des chercheurs iraniens, comme Darius Safvat (1966-1997), Sasan Fatemi et d’autres.