Incorporation et production incarnée du savoir musicologique

Bilan historiographique

Le principe d’une musicologie appliquée remonte aux origines de la discipline. Dès le début du xxe siècle, les musicologues accompagnent l’intérêt croissant pour les répertoires anciens en réalisant des éditions destinées guider les interprètes, en organisant des concerts-conférences ou en dirigeant des ensembles vocaux ou instrumentaux spécialisés dans les musiques historiques.

Ce type d’approche historique connaît son premier âge d’or dans l’entre-deux-guerres. Dans la deuxième moitié du siècle, c’est la musicologie anglophone qui investit massivement le champ des performance practices, ce qui rend possible la production de synthèses importantes dans les années 1990 (voir par exemple Seeger 1991, Rink 2005, Cook, Clarke, Leech-Wilkinson et Rink 2009).

De la fin du xixe siècle aux années 1980, la musicologie francophone a privilégié une manière empruntée à la science philologique de se mettre au service des interprètes : l’édition selon des procédures critiques de textes musicaux anciens (Campos 2013). Cette voie a été peu à peu complétée par une approche plus marquée par l’analyse de la performance et par l’histoire de ses conditions (Campos et Bisaro, 2014). Par ailleurs, l’intérêt pour la performance musicale s’est accompagné de plusieurs travaux menés sur l’histoire de l’écoute (Kaltenecker 2011) et sur la part prise par les musicologues dans la production de guides auditifs (Campos et Donin 2005 et 2009).

On peut souligner le mouvement actuel correspondant à des enquêtes épistémologiques et méthodologiques portant sur la musicologie de l’interprétation, et plus généralement sur les implications de l’usage de sources enregistrées ou orales engagées dans les années 2000 (Vinay 1999, Chouvel et Donin 2005, Donin 2005, Tiffon 2005, Cugny 2009). De tels travaux démontrent un déplacement du centre de gravité des études musicologiques auparavant fixé sur la partition.

À la performance historiquement informée et aux performance practices s’additionne le domaine de la « recherche-création », particulièrement développé au Québec suite au rapprochement, dans les années 1970, de l’enseignement supérieur et de celui des arts au sein des universités québécoises (Stévance 2012, Lacasse et Stévance 2013).

Objectifs de l’axe

Étant donné le fort potentiel des thèmes liés à l’interprétation pour ancrer la musicologie aussi bien dans le métier de musicien que dans la pratique amateur, il a semblé naturel de créer un axe spécifique. Il s’agira de comprendre les raisons et les modalités de cette évolution majeure qui permet désormais aux musicologues francophones de participer aux débats amorcés dans le monde anglophone depuis plusieurs décennies déjà.

De manière rétrospective, le projet proposera une réflexion sur l’évolution de l’intérêt des musicologues francophones pour les questions de la pratique musicale et tentera d’évaluer le poids joué dans la séparation entre pratique et recherche par différentes évolutions institutionnelles dont le rôle paraît indéniablement important comme le montrent les travaux portant sur la « recherche-création ». Les exemples de recherches impliquant chercheurs, compositeurs et ingénieurs à l’IRCAM ou encore, plus récemment, dans le cadre de la chaire GeAcMus du Collegium Musicae, pourront être abordés.

Les travaux sur l’histoire de l’écoute, qui ont renouvelé la manière d’envisager les publics de la musique savante, placent au cœur de leurs préoccupations la question de l’expérience musicale et de ses transformations au cours des siècles, en particulier des deux derniers. Toutes les conséquences de ce déplacement sont loin d’avoir été tirées : il permet, en effet, d’engager directement le dialogue avec les sciences cognitives, ou encore de repenser à nouveaux frais le thème classique de la réception musicale. L’axe 4 sera l’occasion d’initier de nouveaux chantiers de recherche dans ces directions.

L’une des ambitions principales d’Épistémuse consistant à croiser perspectives historiques, perspectives critiques et prospective, il s’agira en outre de mener plusieurs expériences de musicologie appliquée (par exemple autour de la reconstitution de techniques pianistiques disparues) afin d’explorer les interactions entre pratiques corporelles musicales et production de savoir sur la musique.