Objets, outils et frontières de savoirs musicologiques

Bilan historiographique

Outils de synthèse

À l’exception des travaux réalisés lors du « tournant linguistique » du milieu de la décennie 1970 (Nattiez 1975) et de ceux issus dans le cadre du projet « Analyser l’analyse ? Épistémologie & histoire de l’analyse musicale » coordonné par Nicolas Donin, Rémy Campos, Laurent Feneyrou et Jacques Theureau (2003-2006), la musicologie francophone n’a pas produit, à ce jour, de grands ouvrages de synthèse sur les bases épistémologiques et méthodologiques des différentes branches de la discipline comme la musicologie systématique et la musicologie empirique. Manquent également de larges synthèses sur les applications et les apports potentiels d’autres disciplines telles que les sciences cognitives ou la psychologie, par exemple. Celles de Jean-Jacques Nattiez sur la sémiologie (Nattiez 1993) et de Marta Grabócz (Grabócz 2009) sur la narratologie peuvent être considérées à ce titre comme deux exemples fondateurs. Quant à l’analyse de la production musicologique au prisme du contexte idéologique et politique, elle n’a fait l’objet de travaux que depuis très récemment (Iglesias 2014, Buch, Donin et Feynerou 2013).

Réflexion sur l’interdisciplinarité : le cas de l’ethnomusicologie

Repenser la place de l’ethnomusicologie au sein des sciences humaines a amené les chercheurs français à entreprendre des réflexions sur le statut de l’ethnomusicologie, partagée par une tension entre travaux à orientation structuraliste et plus culturalistes (Schulte-Tenckhoff et Nattiez 1999). Les apports d’autres disciplines des sciences humaines ont également été abordés : ceux de l’anthropologie cognitive à l’ethnomusicologie à travers l’œuvre de Simha Arom (Molino 1995), ou encore ceux de la sémantique (Nattiez 2004).

Réciproquement, plusieurs chercheurs ont souligné les apports potentiels de l’objet musique (et, partant, de l’ethnomusicologie) à l’anthropologie et à l’ethnologie qui ont eu tendance à le laisser pour compte (Lortat-Jacob et Rovsing Olsen 2004), mais aussi, plus généralement, on apport à toute « approche de nos sociétés » (Cheyronnaud 1997). Cette séparation entre ethnomusicologie et ethnologie, liée à l’histoire de l’institutionnalisation de cette branche de la musicologie ainsi qu’à la spécificité et à la technicité de la musique en tant qu’objet de recherche, rappelle celle qui a longtemps prévalu entre musicologie et histoire. C’est d’ailleurs un rapprochement entre cette dernière et l’ethnomusicologie que défend Luc Charles-Dominique (Charles-Dominique 2009).

Traditions musicologiques et rapport aux sources

Le champ des recherches consacré à la manière dont les différentes « traditions » musicologiques se perçoivent, se nourrissent les unes les autres ou se démarquent, demeure vierge. Dans un article consacré à Serge Gut, Vincent Arlettaz fait état d’une « tradition musicologique française » qu’il considère du point de vue de la pratique de sa discipline en Suisse (Arlettaz 2014). On pense par exemple à la dimension d’abord graphocentrée des travaux musicologiques et des quelques précis de musicologie francophones existants (Machabey 1931, Machabey 1962, Chailley 1984, Chailley 1985, Daniélou 1987, Weber 1980, pour ne prendre que quelques exemples).

Plusieurs travaux plus récents, notamment dans le domaine de la réflexion sur la méthodologie de l’ethnomusicologie,  abordent les implications de l’utilisation d’archives sonores dans le travail de l’ethnomusicologue (Gérard 2011), mais aussi les enjeux de l’utilisation de supports multimédia dans la pratique et dans l’écriture de l’ethnomusicologie (Chemillier 2003).

Objectifs de l’axe

Branches de la discipline musicologique et interdisciplinarité

On tentera d’historiciser la subdivision de la musicologie en diverses catégories : musicologies historique, analytique, comparée, ethnomusicologie, organologie, et plus récemment sociomusicologie, psychologie de la musique, acoustique musicale, iconographie musicale, recherche-création, interprétation historiquement informée, musicologie des musiques populaires phonographiques, etc. On s’interrogera sur le fait que cette subdivision n’a pas fait l’objet d’une formalisation aussi articulée que dans les musicologies germanophone et anglophone.

Parallèlement, on s’interrogera sur la constitution et l’évolution du périmètre des musicologies francophones et sur les rapports qu’elles entretiennent avec les autres disciplines des sciences humaines et sociales (histoire, histoire de l’art, sociologie, ethnologie, anthropologie, études de genre, etc.) et des sciences exactes (mathématique, physique, acoustique, sciences cognitives, etc.). Il s’agira de mettre à jour la particularité d’une discipline qui, historiquement, s’est définie davantage par son objet d’étude, extrêmement spécifique — la musique —, que par ses outils et méthodes, souvent importés d’autres disciplines. On pourra s’appuyer pour cela sur les avancées de l’ethnomusicologie qui, en raison de la nature de ses objets et des grands questionnements qui la structurent, se caractérise par une réflexion méthodologique, historiographique et épistémologique plus poussée que la musicologie (au sens strict).

Rapport aux sources

L’existence et la réalité de « traditions » musicologiques, ainsi que les représentations qui lui sont associées, seront interrogées et/ou critiquées, au sein et en dehors de l’espace francophone.

Un autre point d’entrée consistera à examiner par exemple dans quelle mesure le développement de la musicologie française a été tributaire des fonds patrimoniaux et notamment de ceux de la Bibliothèque Nationale. Ce type de questionnement, que l’on pourra reproduire pour chaque espace envisagé dans ce projet, permettra de porter une réflexion sur  la relation dialectique entre évolution de la recherche et disponibilité des sources, notamment dans le cadre d’une démarche patrimoniale forte encouragée par les politiques publiques. Peut-on en somme relier des différences relevées entre les tendances et les orientations de la musicologie d’un pays à l’autre avec les types de sources qui y sont disponibles et les enjeux patrimoniaux, culturels, politiques et symboliques qu’elles revêtent ? Le corollaire de cette question concerne le rôle de la conservation des sources et leur diffusion sous forme numérique pour le devenir de la musicologie, et le rôle de la musicologie dans la conservation des sources. Ainsi, l’angle d’approche offert par l’étude des musicologies francophones permet de convoquer les enjeux politiques perceptibles derrière les besoins de privilégier soit l’analyse musicale, soit l’histoire de la musique. Ce point reste entièrement à explorer, tout comme la forte dimension patrimoniale (à l’échelle nationale mais aussi au niveau régional) de la discipline qui, encore récemment, semble avoir orienté la mise en place d’institutions musicologiques en Afrique francophone (Baransananikiye 2016).

Les objets et les méthodes de la recherche musicologique devront également être analysés au prisme d’une perspective critique : quelles musiques furent et sont considérées comme des objets légitimes de recherche par les musicologues ? comment le périmètre disciplinaire s’est-il progressivement reconfiguré au cours du temps ? quelles musiques tombent-elles encore en dehors du champ légitime de la musicologie ? quels biais épistémologiques ont informé et continuent d’informer la production de savoir sur la musique ?

S’appuyant sur le rassemblement large et multiculturel de musicologues et d’ethnomusicologues que permettra le réseau GDRI porteur du projet Épistémuse, les comparaisons portant sur les méthodes et l’épistémologie de la musicologie et de l’ethnomusicologie pourront être développées, à l’heure où plusieurs musicologues plaident pour une « musicologie relationnelle » qui ferait se rencontrer les deux branches de la discipline (Born 2010).